No. 59 - La maison qui n’intéresse personne
On en a fait notre chez nous.

Le samedi 4 juin 2025
Avant de faire le tour de notre centenaire, l’inspecteur nous avait bien avertis que la propriété qu’on s’apprêtait à acquérir avait vu pleuvoir.
Il s’est d’ailleurs avéré qu’une partie de cette pluie s’était infiltrée dans la cave.
À l’étage, l’expert s’est fait moqueur : « Vous ne serez pas surpris d’apprendre que cette rampe d’escalier n’est pas aux normes, j’imagine ? »
Notre mamie est hors norme ; c’est justement ce qui nous a séduits chez elle. « Voilà une maison comme on n’en fait plus », qu’on s’est dit en la visitant pour la première fois.
Sans surprise, le rapport d’inspection qui a suivi s’amorcera funestement : « Plusieurs problèmes significatifs ont été observés sur la maison… »
Structure du plancher pourrie. Fosse septique introuvable. Fenêtres désuètes. Combles non aérés. Présence de rongeurs. En une soixantaine de pages, ce rapport déroulera dans une prose froide et appliquée le récit d’une dame âgée en manque d’amour et de soins.
L’équivalent résidentiel du sort que cette société réserve à ses vieux.
Vous avez été nombreux(ses) à me découvrir grâce à la chronique de la semaine dernière.
Alors, bienvenue à Ianik M., Luc N., Raymond B., Mélanie B., Hervé M., Yohann H., Jean-Frédéric M., Tania D., Mélanie G., Christine R., Marie-Claude L., Anne B., Stéphanie W., Maude T., la célèbre Marie-Elaine Guay, Marc-Antoine J., Lino M., Maxime S., Jonathan C. et Trycia L..
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Les maisons comme ma vieille bicoque n’intéressent personne.
Aucun assureur n’en voulait. Promutuel n’était pas là, là, là quand on a eu besoin de lui. Le « bon monde » de Beneva n’a pas voulu se salir les mains.
Le caractère unique de cette maison n’intéressait personne non plus.
L’agent immobilier qui s’est farci neuf mois de visites libres avant nous a confié que la plupart des gens intéressés avaient essentiellement le projet de la « stripper » au complet pour lui refaire le portrait, avec une grande aire ouverte aux normes comme la cuisine à Marilou.
Heureusement, tous ces acheteurs potentiels, avec leur massue et leurs idées de marde, sont loin maintenant.
Ma centenaire ne sera pas dénaturée. Aucun panneau de gypse ne viendra remplacer ces lambris de bois.
Elle ne le sait pas encore, mais cette maison est tombée entre de bonnes mains.

Quand tout ce processus de vente terriblement chiant fut enfin conclu, nous nous sommes empressés d’aller l’annoncer à notre centenaire. Pour nous présenter.
Pour la rassurer.
Après avoir zigonné un peu avec la serrure de la porte d’entrée, on l’a trouvée démaquillée, pas mal poquée, manifestement exténuée par ces derniers mois à devoir se soumettre au regard et aux commentaires désobligeants de dizaines de quidams.
L’ancien propriétaire avait tout laissé.
Et quand je dis « tout », je parle d’une tonne de paniers du Dollarama, de coussins crasseux, d’horribles meubles d’inspiration japonaise, d’encyclopédies moisies du temps de l’URSS, d’épices passées date, de matelas dégueulasses, de chandeliers cheaps, de pots de chambre super utiles.
J’en passe.
Il y avait aussi une quantité malaisante de bibelots d’anges et de têtes de Bouddha en plâtre. Un moment donné, faut se brancher côté spiritualité.
On a seulement gardé le Jésus agonisant sur sa croix du mur de la cuisine. Un rappel qu’autrefois, en ces lieux, des familles ont imploré le pardon à ce dude sanguinolent.
J’ai aussi gardé pour ma chambre une grande toile d’un bateau en pleine tempête, parce qu’il m’a rappelé ce passage d’un livre jauni trouvé au Village des Valeurs, Us et coutumes du Québec d’Hector Grenon (1974).
L’auteur décrit ce qu’on pouvait trouver jadis dans les vieilles maisons québécoises :
« Accroché au mur, on pouvait voir presque partout un vieux cadre représentant un énorme navire voguant au loin sur quelque océan inconnu et n’allant nulle part en particulier, mais se rendant visiblement très loin où ça devait être bien beau. »
En fin de compte, on aura consacré le dernier mois au désencombrement de notre pauvre petite vieille. On a rempli un camion de pacotilles. Le beau-père s’est même fait une hernie à force de charrier de la cochonnerie.
On oublie jamais la première nuit
Je suis allé lui rendre visite cette semaine avec le beau-père, justement. On a réglé son histoire de fosse septique en plus d’attendre le technicien qui devait lui brancher l’Internet.
Le soir, après avoir bien travaillé, on s’est enfilé une gélule de THC et on s’est installés devant le feu de camp. On a brûlé quelques chaises défoncées abandonnées par l’ancien propriétaire.
Et quand la nuit est tombée, que les coyotes se sont mis à s’obstiner entre eux dans le lointain, le beau-père s’est mis à me parler de mes chroniques du samedi. Il me lit assidûment depuis la chronique 0, envoyée il y a un peu plus d’un an à mes six premiers abonnés.
« Nous autres, les lecteurs, on aime ça quand tu nous racontes ce que tu vis, puis que tu nous fais réfléchir à quelque chose en même temps », qu’il me lance comme ça.
« C’est bien beau tout ça, le beau père, que je lui réponds, mais on vient de passer le mois à sortir de la scrap d’une vieille maison ; tu t’es fait une hernie à force... C’est ce que je vis. Qu’est-ce que tu veux que j’écrive d’inspirant avec ça ? »
« Je sais pas, et j’ai pas dit que ce serait facile. Je dis juste que c’est ce que tu devrais faire avec ces chroniques, parce que c’est ça qu’on aime, nous autres. »
Le feu crépitait. Les coyotes en avaient encore gros sur le cœur.
J’ai pensé à ça.
Cette nuit-là, ma centenaire m’a gardée à coucher pour la première fois. Elle voulait me montrer comment c’était silencieux quand les coyotes finissaient par se la fermer. Elle ne mentait pas.
Et le lendemain, on s’est réveillés ensemble. Elle était toute pimpante dans le soleil du matin, libérée de ses déconcertantes décorations.
J’ai entrevu la jolie petite maison de campagne qu’elle fut dans sa jeunesse.
Après avoir été négligée et malmenée par des proprios qui ont voulu lui spéculer la laine sur le dos, je l’ai tout à coup sentie moins morose. Elle fait ses 105 ans, bien entendu. Certes, elle est toujours aussi croche d’avoir travaillé toute sa vie.
Mais elle respire désormais.
Avant de partir, j’ai pris son portrait pour vous la montrer. Je lui ai promis que j’allais revenir bien vite avec le reste de la famille, pour m’occuper d’elle, en respectant sa dignité.
Et c’est peut-être la fin de ma gélule qui m’a fait halluciner ça, mais je suis certain de l’avoir entendue me dire : « Faites comme chez vous, les jeunes ! »
*
Allez, bon samedi !

Dans quelques jours, cela fera 28 ans que le grand Gaston Mandeville nous a quittés. Si vous ne connaissez de lui que son immortel « vieux du bas du fleuve », en voici une petite méconnue, « Chez nous », tirée de son premier album (1980).
Écoutez mes « chansons pour la route » sur Apple Music >

Je m’appelle Steve Proulx.
Pour gagner ma vie, j’écris. Je fais ça depuis près de 30 ans. Vous m’avez sans doute déjà lu quelque part (ne serait-ce qu’en ce moment même).
Voir aussi :
- Ma job de jour : pour vos besoins en contenus rédactionnels
- Mes romans jeunesse : Le cratère (Éditions de la Bagnole)