No. 57 - Manger gratis
Une virée au saloon de la CAQ.

Le samedi 24 mai 2025
« There’s no such thing as a free lunch » (Un repas gratuit, ça n’existe pas).
On a sorti l’expression des boules à mites ces derniers jours à l’occasion de la tournée moyen-orientale de DJ Trump.
Quand le Qatar lui a offert cet avion bling-bling à 400 millions $, on s’est demandé ce que cachait ce « cadeau », en rappelant à juste titre qu’il n’y a pas « such thing as a free lunch ».
J’aime bien savoir d’où viennent les choses qu’on dit.
Dans le cas présent, il faut quand même remonter au temps des saloons : les tenanciers de ces comptoirs emblématiques des films de cow-boys avaient en effet l’habitude d’offrir gratuitement un repas aux clients qui commandaient au moins un drink.
Ladite bouffe était le plus souvent riche en sel afin de donner encore plus l’envie de boire.
On a vite compris qu’un tel repas « gratuit » ne l’était pas vraiment ; il y a toujours quelqu’un qui paie, d’une certaine façon, d’où l’expression.
La phrase a beaucoup circulé depuis. Dans les cercles économiques, on l’a notamment associée au concept de « coût d’opportunité » : chaque décision implique de laisser de côté d’autres options, lesquelles ont chacune une valeur.
Par exemple, en donnant un demi-milliard de fonds publics à une usine de batteries au potentiel incertain, on accepte de se passer d’autant d’argent pour rénover des écoles et des hôpitaux ayant un réel potentiel de délabrement.
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Au saloon de la CAQ
Pas besoin de se rendre jusqu’au Qatar pour trouver des aficionados de la technique du lunch gratis. Notre CAQ à nous en a fait sa spécialité.
Repaître l’entreprise privée sur notre bras, c’est son truc, quoi.
Il y a quelques mois, le Journal de Montréal a compilé une liste de l’aide aux entreprises octroyée par le ministère de l’Économie et de l’Innovation sous la CAQ, entre octobre 2018 et juin 2024.
On parle de cadeaux d’une valeur totale de 14,9 milliards $. « Du jamais vu », apparemment.
Pas moins de 24 entreprises ont même reçu plus de 100 millions $ : Northvolt, Éthanol Cellulosique Varennes, Nemaska Lithium, Kruger, GardaWorld, CAE, Premier Tech, Lion Électrique…
On aurait pu construire 370 écoles avec cet argent, évaluait-on. C’est pour faire image ; on n’a pas vraiment besoin de 370 nouvelles écoles.
Sauf que… Mettons qu’on avait mis cet argent public dans quelque chose que les gouvernements sont censés faire avec l’argent public.
Réparer les routes, mettons.
Eh bien, on aurait pu régler le déficit d’entretien de notre réseau routier, une job estimée à 10 milliards $ par le rapport de la vérificatrice générale en novembre 2023.
Est-ce que les lunchs gratis de la CAQ aux grandes entreprises ont généré des retombées comparables pour la collectivité ?
En d’autres mots, en avons-nous eu pour notre argent avec ce buffet à volonté à 15 milliards $ ?
*
L’enquête du Journal a donné la parole à différents experts, qui ont rappelé que les études « remettent régulièrement en question l’efficacité [de l’aide aux entreprises]. »
Mario Polèse, professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique, et auteur de l’essai « Le miracle québécois » (voir autre chronique), commentait :
« …les États ne sont pas forcément plus qualifiés que vous, moi ou les grandes institutions d’investissement pour prévoir ce qui va fonctionner ou pas. Quand le gouvernement investit dans une entreprise comme Northvolt ou Lion Électrique, il fait un pari comme n’importe qui. […] Les hommes et les femmes politiques veulent être élus et aussi montrer qu’ils font quelque chose même si parfois, entre vous et moi, ce serait mieux qu’ils ne fassent rien. »

La colonne vertébrale
Selon le professeur émérite, les gouvernements devraient « mettre la pédale douce » quand il s’agit d’aider directement des entreprises privées.
En 2021, Québec solidaire demandait déjà à la CAQ de « mettre fin » à ce bar ouvert.
J’ai aussi un gros malaise à voir l’État québécois jouer une partie de nos impôts au casino.
Avez-vous voté pour ça, vous ?
*
Un certain discours politico-médiatique nourrit cette trouvaille qui veut nous faire croire que l’État, c’est comme une business qui devrait être gérée par des gens qui connaissent ça, la business.
On a maintenant des dirigeants-PDG qui font des deals, qui embauchent des top guns, qui nous répètent que les pays sont en concurrence, qu’il faut prendre des risques pour attirer les meilleures usines.
À ce jeu, on peut perdre gros, bien sûr. Mais ce qui compte, « c’est la moyenne au bâton ».
Aussi, l’idée selon laquelle l’État doit mettre de l’argent dans l’entreprise privée s’enracine.
Après tout, ces entreprises représentent la « colonne vertébrale » de notre économie. C’est grâce à elles que nous tenons debout.
*
Je ne suis pas en train de dire que les entreprises n’enrichissent pas notre société. C’est une retombée possible.
Un « nice to have ».
Il n’en demeure pas moins que l’objectif fondamental de toute entreprise privée, c’est d’enrichir ses actionnaires, pas le bien commun. La plupart des gestes qu’elle pose sont d’ailleurs orientés vers ce but.
S’il y a, pour l’entreprise privée, une occasion de payer moins d’impôts pour contribuer à l’essor d’une collectivité, elle va sauter dessus.
Si elle peut éliminer des emplois sans que cela affecte ses profits, elle ne va pas s’en priver.
Si elle peut économiser des sous en délocalisant sa production dans un pays plus lousse sur les droits de la personne, elle n’hésitera pas.
Si elle peut réduire la quantité de produit dans ses bouteilles, puis vendre ladite bouteille au même prix, elle ne tournera pas longtemps autour du pot.
Si on lui impose un minimum de normes environnementales à respecter, elle embauchera les meilleurs lobbyistes pour que ce minimum ne change jamais.
Si elle peut décourager les efforts de syndicalisation de ses employé(e)s, elle n’y manquera pas.
Et si le gouvernement lui agite des millions sous le nez, elle va les prendre.
Et elle va très vite s’arranger pour qu’on pense que cet argent lui est dû.
Quand on y pense, avec une « colonne vertébrale » comme ça, pas étonnant que le Québec ait le dos barré.
*
Allez, bon samedi !
PARLANT DE ÇA
- Il y a une semaine, l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) a publié une étude sur la banalisation de l’évitement fiscal : « Au Canada, la banalisation de l’évitement fiscal dans la classe politique est un obstacle majeur à la mise en œuvre de réformes porteuses. […] 20 % des administrateurs d’entreprises actives au Luxembourg [un paradis fiscal] occupent ou ont occupé des postes dans le secteur public ou parapublic au cours de leur carrière. »
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Je me suis retrouvé dans un trou de lapin sur YouTube à propos de Plume Latraverse, qui a célébré ses 79 ans la semaine dernière.
Suis-je le seul à interrompre plusieurs fois sa journée pour chercher l’âge des gens connus sur Google ?
À Tout le monde en parle en 2007, Plume confiait que « Les pauvres » étaient l’une des chansons dont il était le plus fier : « C’est pas une chanson qui se démode, en tous cas… »
Écoutez mes « chansons pour la route » sur Apple Music >


Je m’appelle Steve Proulx.
Pour gagner ma vie, j’écris. Je fais ça depuis près de 30 ans. Vous m’avez sans doute déjà lu quelque part (ne serait-ce qu’en ce moment même).
Voir aussi :
- Ma job de jour : pour vos besoins en contenus rédactionnels
- Mes romans jeunesse : Le cratère (Éditions de la Bagnole)